Le Sud

Chapitre 4

Nous déjeunons là; et les trois officiers, tous trois jeunes et gais, le capitaine, le lieutenant et le sous-lieutenant nous offrent le café. Le train repart. Il court interminablement dans une plaine illimitée que les touffes d'alfa font ressembler à une mer calme. Le sirocco devient intolérable, nous jetant à la face l'air enflammé du désert; et, parfois, à l'horizon, une forme vague apparaît. On dirait un lac, une île, des rochers dans l'eau: c'est le mirage. Sur un talus, voici des pierres brûlées et des ossements d'homme: les restes d'un Espagnol. Puis, d'autres chameaux morts, toujours dépecés par des vautours. On traverse une forêt... Quelle forêt... Un océan de sable où des touffes rares de genévriers ressemblent à des plants de salade dans un potager gigantesque... Désormais aucune verdure, sauf l'alfa, sorte de jonc d'un vert bleu qui pousse par touffes rondes et couvre le sol à perte de vue.

Parfois on croit voir un cavalier dans le lointain. Mais il disparaît; on s'était peut-être trompé. Nous arrivons à l'oued-Fallette, au milieu d'une étendue toujours morne et déserte. Alors je m'éloigne à pied avec deux compagnons, vers le sud encore. Nous gravissons une colline basse sous une écrasante chaleur. Le sirocco charrie du feu; il sèche la sueur sur le visage à mesure qu'elle apparaît, brûle les lèvres et les yeux, dessèche la gorge. Sous toutes les pierres on trouve des scorpions. Autour du convoi arrêté et qui a l'air de loin d'une grosse bête noire couchée sur la terre sèche, les soldats chargent les voitures envoyées du campement voisin. Puis ils s'éloignent dans la poussière, lentement, d'un pas accablé, sous l'écrasant soleil. On les voit longtemps, longtemps, s'en aller là-bas, sur la gauche; puis on n'aperçoit plus que le nuage gris qu'ils soulèvent au-dessus d'eux.

Nous restons à six maintenant auprès du train. On ne peut plus toucher à rien, tout brûle. Les cuivres des wagons semblent rougis au feu. On pousse un cri si la main rencontre l'acier des armes Voici quelques jours, la tribu des Rezaïna, tournant aux rebelles, traversa ce chott que nous n'avons pu atteindre, car l'heure nous force à revenir. La chaleur fut telle durant le passage de ce marais desséché que la tribu fugitive perdit tous ses bourricots de soif, et même seize enfants, morts entre les bras de leurs mères. La machine siffle. Nous quittons l'oued-Fallette. Un remarquable fait de guerre rendit alors ce lieu célèbre dans la contrée. Une colonne y était établie, gardée par un détachement du 15ème de ligne.

Or, une nuit, deux goumiers se présentent aux avant-postes, après dix heures de cheval, apportant un ordre pressant du général commandant à Saïda. Selon l'usage, ils agitent une torche pour se faire reconnaître. La sentinelle, recrue arrivant de France, ignorant les coutumes et les règles du service en campagne dans le sud, et nullement prévenue par ses officiers, tire sur les courriers. Les pauvres diables avancent quand même; le poste saisit les armes; les hommes prennent position, et une fusillade terrible commence. Après avoir essuyé cent cinquante coups de fusil, les deux arabes, enfin, se retirent; l'un d'eux avait une balle dans l'épaule. Le lendemain, ils rentraient au quartier général, rapportant leurs dépêches.


Texte de Guy de Maupassant


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