Bou-Amama
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Les Espagnols n'avaient qu'un fusil; ils se rendirent; ils furent néanmoins massacrés, à l'exception de Blas Rojo, épargné sans doute à cause de sa jeunesse et de sa bonne mine. On sait que les arabes ne sont point indifférents à la beauté des hommes. On le conduisit au camp où il trouva d'autres prisonniers. A minuit on tua l'un d'eux, sans raison. C'était un homme de mécanique, un de ceux chargés de serrer les freins des charrettes, nommé Domingo. Le lendemain 11, Blas apprit que d'autres prisonniers avaient été tués dans la nuit. C'était le jour des grands massacres. On resta au même endroit; puis, le soir, les cavaliers amenèrent deux femmes et un enfant. Le 12, on leva le camp et on marcha tout le jour. Le 13 au soir on campait à Dayat-Kereb. Le 14, on marchait dans la direction de Ksar-Krelifa. C'est le jour de l'affaire Mallaret. Le prisonnier n'a pas entendu le canon. Ce qui laisse supposer que Bou-Amama a fait défiler un parti de cavaliers seulement devant le corps expéditionnaire français, tandis que le convoi de butin où se trouvait Blas passait le Chott quelques kilomètres plus loin, bien à l'abri.

Pendant huit jours, on marcha en zigzag. Une fois arrivés à Tis-Moulins, les goums dissidents se séparèrent, emmenant chacun ses prisonniers. Bou-Amama se montra bienveillant pour les prisonniers, surtout pour les femmes, qu'il faisait coucher dans une tente spéciale et garder. Une d'elles, une belle fille de dix-huit ans, s'unit en route avec un chef Trafi, qui la menaçait de mort si elle résistait. Mais le marabout refusa de consacrer leur union. Blas Rojo fut attaché au service de Bou-Amama, qu'il ne vit pas cependant. Il ne vit que son fils, qui dirigeait les opérations militaires. Il semblait âgé de trente ans environ. C'était un grand garçon maigre, brun, pâle, aux yeux larges et qui portait une petite barbe. Il possédait deux chevaux alezans, dont un français qui semble avoir appartenu au commandant Jacquet. Le prisonnier n'a pas eu connaissance de l'affaire du Kreïder. Blas Rojo se sauva dans les environs de Bas-Yala mais, ne connaissant pas bien le pays, il fut forcé de suivre les rivières à sec, et, après trois jours et trois nuits de marche, il arriva à Marhoum. Bou-Amama avait avec lui cinq cents cavaliers et trois cents fantassins, plus un convoi de chameaux destinés à porter le butin.

Pendant quinze jours après les massacres, des trains ont circulé jour et nuit sur la petite ligne du chemin de fer des Chotts. On recueillait à tout moment de misérables espagnols mutilés, de grandes et belles filles nues, violées et ensanglantées. L'autorité militaire aurait pu, disent tous les habitants de la contrée, éviter cette boucherie avec un peu de prévoyance. Elle n'a pu, dans tous les cas, venir à bout d'une poignée de révoltés. Quelles sont les causes de cette impuissance de nos armes perfectionnées contre les matraques et les mousquets des Arabes? A d'autres de les pénétrer et de les indiquer. Les arabes, dans tous les cas, ont sur nous un avantage contre lequel nous nous efforçons en vain de lutter. Ils sont les fils du pays. Vivant avec quelques figues et quelques grains de farine, infatigables sous ce climat qui épuise les hommes du Nord, montés sur des chevaux sobres comme eux et comme eux insensibles à la chaleur, ils font, en un jour, cent ou cent trente kilomètres, N'ayant ni bagages, ni convois, ni provisions à traîner derrière eux, ils se déplacent avec une rapidité surprenante, passent entre deux colonnes campées pour aller attaquer et piller un village qui se croit en sûreté, disparaissent sans laisser de traces, puis reviennent brusquement alors qu'on les suppose bien loin.

Dans la guerre d'Europe, quelle que soit la promptitude de marche d'une armée, elle ne se déplace pas sans qu'on puisse en être informé. La masse des bagages ralentit fatalement les mouve- ments et indique toujours la route suivie. Un parti arabe, au contraire, ne laisse pas plus de marques de son passage qu'un vol d'oiseaux. Ces cavaliers errants vont et viennent autour de nous avec une célérité et des crochets d'hirondelles. Quand ils attaquent, on les peut vaincre, et presque toujours on les bat malgré leur courage. mais on ne peut guère les poursuivre; on ne peut jamais les atteindre quand ils fuient. Aussi évitent-ils avec soin les rencontres, et se contentent-ils en général de harceler nos troupes. Ils chargent avec impétuosité, au galop furieux de leurs maigres chevaux, arrivant comme une tempête de linge flottant et de poussière. Ils déchargent, tout en galopant, leurs longs fusils damasquinés, puis, soudain, décrivant une courbe brusque, s'éloignent ainsi qu'ils étaient venus, ventre à terre, laissant sur le sol derrière eux, de place en place, un paquet blanc qui s'agite, tombé là comme un oiseau blessé qui aurait du sang sur ses plumes.


Texte de Guy de Maupassant


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