Le Sud

Chapitre 1

Oran juillet 1881 - Dès qu'on a mis le pied sur cette terre africaine, un besoin singulier vous envahit, celui d'aller plus loin, au sud. J'ai donc pris, avec un billet pour Saïda, le petit chemin de fer à voie étroite qui grimpe sur les hauts plateaux. Autour de cette ville rôde avec ses cavaliers l'insaisissable Bou-Amama. Après quelques heures de route on atteint les premières pentes de l'Atlas. Le train monte, souffle, ne marche plus qu'à peine, serpente sur le flanc des côtes arides, passe auprès d'un lac immense formé par trois rivières que garde, amassées dans trois vallées, le fameux barrage de l'Habra. Un mur colossal, long de cinq cents mètres, contient, suspendus au-dessus d'une plaine démesurée, quatorze millions de mètres cubes d'eau. Ce barrage s'est écroulé l'an suivant, noyant des centaines d'hommes, ruinant un pays entier. C'était au moment d'une grande souscription nationale pour des inondés hongrois ou espagnols. Personne ne s'est occupé de ce désastre français.

Puis nous passons par des défilés étroits entre deux montagnes qu'on dirait incendiées depuis peu, tant elles ont la peau rouge et nue; nous contournons des pics, nous filons le long des pentes, nous faisons des détours de dix kilomètres pour éviter les obstacles, puis nous nous précipitons dans une plaine, à toute vitesse, en zigzaguant toujours un peu, comme par suite de l'habitude prise. Les wagons sont tout petits, la machine grosse comme celle d'un tramway. Elle semble parfois exténuée, râle, geint, ou rage, va si doucement qu'on la suivrait au pas, et tout à coup elle repart avec furie. Toute la contrée est aride et désolée. Le Roi d'Afrique, le Soleil, le grand et féroce ravageur a mangé la chair de ces vallons, ne laissant que la pierre et une poussière rouge où rien ne pourrait germer.

Saïda... c'est une petite ville à la française qui ne semble habitée que par des généraux. Ils sont au moins dix ou douze et paraissent toujours en conciliabule. On a envie de leur crier: "Où est aujourd'hui Bou-Amama, mon général?" La population civile n'a pour l'uniforme aucun respect. L'auberge du lieu laisse tout à désirer. Je me couche sur une paillasse dans une chambre blanchie à la chaux. La chaleur est intolérable. Je ferme les yeux pour dormir. Hélas ... Ma fenêtre est ouverte, donnant sur une petite cour. J'entends aboyer des chiens. Ils sont loin, très loin, et jappent par saccades comme s'ils se répondaient. Mais bientôt ils approchent, ils viennent; ils sont là maintenant contre les maisons, dans les vignes, dans les rues. Ils sont là, cinq cents, mille peut-être, affamés, féroces, les chiens qui gardaient sur les hauts plateaux les campements des Espagnols.

Leurs maîtres tués ou partis, les bêtes ont rôdé, mourant de faim; puis elles ont trouvé la ville, et elles la cernent, comme une armée. Le jour, elles dorment dans les ravins, sous les roches, dans les trous de la montagne: et, sitôt la nuit tombée, elles gagnent Saïda pour chercher leur vie. Les hommes qui rentrent tard chez eux marchent le revolver au poing, suivis, flairés par vingt ou trente chiens jaunes pareils à des renards. Ils aboient à présent d'une façon continue, effroyable, à rendre fou. Puis d'autres cris s'éveillent, des glapissements grêles; ce sont les chacals qui arrivent; et parfois on n'entend plus qu'une voix plus forte et singulière, celle de l'hyène, qui imite le chien pour l'attirer et le dévorer. Jusqu'au jour dure sans repos cet horrible vacarme.

        Retour
Suivant