Le Sud

Chapitre 2

Saïda, avant l'occupation française était protégée par une petite forteresse édifiée par Abd-el-Kader. La ville nouvelle est dans un fond, entourée de hauteurs pelées. Une mince rivière, qu'on peut presque sauter à pieds joints, arrose les champs alentour où poussent de belles vignes. Vers le sud, les monts voisins ont l'aspect d'une muraille, ce sont les derniers gradins conduisant aux hauts plateaux. Sur la gauche se dresse un rocher d'un rouge ardent, haut d'une cinquantaine de mètres et qui porte sur son sommet quelques maçonneries en ruines. C'est là tout ce qui reste de la Saïda d'Abd-el-Kader. Ce rocher, vu de loin, semble adhérent à la montagne, mais si on l'escalade, on demeure saisi de surprise et d'admiration. Un ravin profond, creusé entre des murs tout droits, sépare l'ancienne redoute de l'émir de la côte voisine.

Elle est, cette côte, en pierre de pourpre et entaillée par places par des brèches où tombent les pluies d'hiver. Dans le ravin coule la rivière au milieu d'un bois de lauriers-roses. D'en haut, on dirait un tapis d'orient étendu dans un corridor. La nappe de fleurs paraît ininterrompue, tachetée seulement par le feuillage vert qui la perce par endroits. On descend en ce vallon par un sentier bon pour des chèvres. La rivière,
l'oued Saïda, fleuve là-bas, ruisseau pour nous, s'agite dans les pierres sous les grands arbustes épanouis, saute des roches, écume, ondoie, et murmure. L'eau est chaude, presque brûlante. D'énormes crabes courent sur les bords avec une singulière rapidité, les pinces levées en me voyant. De gros lézards verts disparaissent dans les feuillages. Parfois un reptile glisse entre les cailloux.

Le ravin se rétrécit comme s'il allait se refermer. Un grand bruit sur ma tête me fait tressaillir. Un aigle surpris s'envole de son repaire, s'élève vers le ciel bleu, monte à coups d'aile lents et forts, si large qu'il semble toucher aux deux murailles. Au bout d'une heure, on rejoint la route qui va vers Aïn-el-Hadjar en gravissant le mont poudreux. Devant moi une femme, une vieille femme en jupe noire, coiffée d'un bonnet blanc, chemine, courbée, un panier au bras gauche et tenant de l'autre, en manière d'ombrelle, un immense parapluie rouge. Une femme ici ... Une paysanne en cette morne contrée où l'on ne voit guère que la haute négresse cambrée, luisante, chamarrée d'étoffes jaunes, rouges ou bleues, et qui laisse sur son passage un fumet de chair humaine à tourner les coeurs les plus solides.

La vieille, exténuée, s'assit dans la poussière, haletante sous la chaleur torride. Elle avait une face ridée par d'innombrables petits plis de peau comme ceux des étoffes qu'on fronce, un air las, accablé, désespéré. Je lui parlai. C'était une Alsacienne qu'on avait envoyée en ces pays désolés, avec ses quatre fils, après la guerre. Elle me dit: " Vous venez de là-bas?" Ce "là-bas" me serra le coeur. "oui." Et elle se mit à pleurer. Puis elle me conta son histoire bien simple. On leur avait promis des terres. Ils étaient venus, la mère et les enfants. Maintenant trois de ses fils étaient morts sous ce climat meurtrier. Il en restait un, malade aussi. Leurs champs ne rapportaient rien, bien que grands, car ils n'avaient pas une goutte d'eau. Elle répétait, la vieille : "De la cendre, Monsieur, de la cendre brûlée. Il n'y vient pas un chou, pas un chou, pas un chou..." s'obstinant à cette idée de chou qui devait représenter pour elle tout le bonheur terrestre.

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