![]() (1) |
|
Ici le pays change entièrement d'aspect,
au point qu'on croirait s'être trompé de route et vouloir rebrousser
chemin vers le nord. Nous sommes sur le chemin du désert; pendant
trois longs jours passés, soit en marche, soit en bivouac, nous avons
rencontré, le premier jour, un douar nomade, le deuxième jour,
un jeune enfant gardant dans l'alfa un troupeau, le troisième jour,
rien. C'est un pays stérile, boisé d'arbres aussi tristes
que des pierres; il y neige abondamment l'hiver, et l'été
on y brûle. Cette étendue parfaitement plate conserve, malgré
les changements de sol, une couleur générale assez douteuse;
les plans les plus rapprochés à l'oeil sont jaunâtres,
les parties fuyantes se fondent dans des gris violets; une dernière
ligne cendrée, mais si mince qu'il faudrait l'exprimer d'un seul
trait, détermine la profondeur réelle du paysage. Le terrain,
très variable au contraire, est alternativement coupé de marécages,
sablonneux ou bien couvert de graminées touffues (alfa), d'absinthes
(chib), de pourpiers de mer (k'taf), de romarins odorants, etc., tantôt
enfin, mais plus rarement, clairsemé d'arbustes épineux et
de quelques pistachiers sauvages. Le pistachier (betoum), térébinthe ou lentisque de la grande espèce, est un arbre providentiel dans ces pays sans ombre. Il est branchu, touffu, ses rameaux s'étendent au lieu de s'élever et forment un véritable parasol, quelquefois de cinquante ou soixante pieds de diamètre. Il produit de petites baies réunies en grappes rouges, légèrement acides, fraîches à manger, et qui, faute de mieux, trompent la soif. Chaque fois que notre convoi passe auprès d'un de ces beaux arbres au feuillage sombre et lustré, il se rassemble autour du tronc; nos guides se dressent à genoux sur leurs montures pour atteindre les hautes branches, arrachent des poignées de fruits et les jettent à leur compagnons qui vont à pied. L'arbre reçoit sur sa tête ronde les rayons blancs de midi; par-dessous, tout paraît noir; des éclairs de bleu traversent en tous sens le réseau des branches; la plaine ardente flamboie autour du groupe obscur, et l'on voit le sol grisâtre se dégrader sous le ventre roux des montures. On souffle un moment; puis un coup de sifflet plus aigu du bach'amar (conducteur de convoi) disperse les bêtes, et le convoi reprend sa marche au grand soleil. L'alfa est une plante utile: il sert de nourriture aux chevaux, on en fait en Orient des ouvrages de sparterie, et, dans le Sahara, des nattes, des chapeaux, des gamelles, des pots à contenir le lait et l'eau, de larges plats pour servir les fruits. Sur pied, il sert de retraite au gibier: lièvres, lapins, gangas. Mais l'alfa est pour un voyageur la plus ennuyeuse végétation que je connaisse, et malheureusement, quand il s'empare de la plaine, c'est alors pour des lieues et des lieues. Imaginez toujours la même touffe poussant au hasard sur un terrain tout bosselé, avec l'aspect et la couleur d'un petit jonc, s'agitant, ondoyant comme une chevelure au moindre souffle; si bien qu'il y a presque toujours du vent dans l'alfa. De loin, on dirait une immense moisson qui ne veut pas mûrir et qui se flétrit sans se dorer. De prés, c'est un dédale, ce sont des méandres sans fin où l'on ne va plus qu'en zigzag, et où l'on butte à chaque pas. Ajoutez à cette fatigue de marcher en trébuchant, la fatigue aussi grande d'avoir un jour entier devant les yeux ce steppe décourageant, vert comme un marais, sans point d'orientation, et qu'on est obligé de jalonner de gros tas de pierres pour indiquer les routes. Il n'y a jamais d'eau dans l'alfa; le sol est grisâtre, sablonneux, rebelle à toute autre végétation. |
|