Saïda Blédi
Chapitre 18

A Saïda, comme ailleurs, la décision de partir fut prise au lendemain de la signature des accords d'Evian, et l'exode commença, mais pas dans la débandade, pagaille et la peur au ventre. J'ai déjà parlé des qualités morales des hommes et des femmes de mon pays. Jamais elles ne se manifestèrent mieux qu'à ce moment-là. Ils partirent parce qu'ils avaient décidé de le faire. Ils n'avaient pas de haine dans le coeur, ils ne craignaient pas d'éventuelles représailles, mais la peine, amère comme le fiel, d'abandonner leur pays et tout ce qui avait été leur vie, coulait dans leur sang. Mais ils ne voulaient pas être humiliés ou méprisés.

Il n'y a rien de plus triste, je crois, que la mort d'une ville. Nous avons vécu la mort de la nôtre. Souvenez-vous... Les plus réalistes vendaient leurs meubles, et n'emportaient que leur linge. Quatre ou cinq valises. D'autres ne voulaient rien laisser de ce qui avait fait partie de leur vie quotidienne. Ils emportaient tout, le chat, la cage du chardonneret et de la calandre (emporter une calandre, c'était emporter un peu d'Algérie). C'était la période des cadres qu'on expédiait à sa propre adresse, quai de Sète, Marseille ou Rouen. Et après une dernière visite au cimetière on partait sans tourner la tête.

Les difficultés commencèrent aux ports et aéroports d'embarquement. Malgré la multiplicité des moyens de transports civils ,aériens et maritimes et la participation timide de la Marine nationale, rien ne suffisait. Il fallait attendre son tour. Une attente longue, inhumaine, intolérable. Dans un bric-à-brac indescriptible de paniers, de cages, de ballots, assises sur leurs valises, leurs gosses traumatisés pleurant sur leurs genoux, en plein soleil de juin, les mères de famille attendaient leur tour de départ, tributaires, bien sûr, des "charognards" de tous les exodes et de tous les malheurs. C'était poignant...

Et pourtant, nous n'avions pas toucher le fond. Nous allions connaître pire moralement. Pour expliquer, justifier et faire admettre une politique, qui n'avait su ni prévoir, ni imposer, ni défendre et débouchait sur un abandon sans honneur, pour apaiser les troubles de conscience d'une France qui ne comprenait plus et s'interrogeait: il fallait chercher des responsables. Ils furent vite trouvés. L'intelligentsia, la presse, la radio, la télévision, les groupes de pression, à quelques exceptions près, établirent notre responsabilité, dénoncèrent notre culpabilité, firent de nous le bouc émissaire de toutes les erreurs, nous clouèrent au pilori, nous humilièrent et nous couvrirent d'opprobres.

Nous étions devenus "ces gens-là", les mal aimés de la nation. La France, ce pays merveilleux des droits de l'homme, cette terre d'asile de tous les réfugiés du monde, allait pour la première fois de son histoire peut-être manquer de générosité. Elle nous accueillit à contre-coeur. Et pourtant si beaucoup de français nous témoignèrent de l'indifférence et une hostilité évidente, beaucoup d'autres nous reçurent avec sympathie et avec amitié. Ils savaient que la politique algérienne se faisait à Paris, et que nous en étions les seules victimes.

      Précédent
Suivant